En politique, on entend souvent dire que la victoire électorale passe par la conquête du centre, en convaincant une majorité indécise qui ne se situe pas dans un clivage prédéfini. Dans le cadre d’une démarche marketing, le problème peut se poser en des termes analogues. En effet, les pratiques et tendances jugées périphériques au départ viennent alimenter le centre – autrement dit le mainstream. Allons plus loin dans l’analyse.
En marketing, les pratiques linéaires n’intéressent personne
Il en va de même dans la vie courante : qui va se préoccuper d’une trajectoire ou d’une pratique linéaire et donc prévisible (en termes de consommation ou d’évolution de carrière) ? C’est comme au cinéma : nous allons au cinéma pour voir les protagonistes régler une problématique forte. Quel intérêt, en effet, à suivre l’évolution d’un individu sans histoire-s !?
Dans sa passionnante « Histoire du Rap en France » (2014 – son blog est également très riche) Karim Hammou, sociologue spécialiste des industries culturelles et notamment du hip-hop, rend compte d’une pratique fondamentale : le marketing de la marge. Ayant la paternité du concept, il montre comment les acteurs de l’industrie du disque (radios, majors) ont pu promouvoir le hiphop dans une logique dite oppositionnelle. Le hip-hop (le rap, plus précisément) est encore perçu en France comme une contre-culture à la fin des années 1990 : la démarche de certains grands groupes consistera alors à jouer sur le côté « contestation sociale » et subversif attribué au rap, à des fins commerciales.
Il n‘est pas question ici de porter un quelconque jugement sur cette stratégie marketing (utilisée parfois avec abus). Ce marketing de la marge est toutefois une première étape avant de rendre un phénomène acceptable voire désirable par la majorité – le centre, autrement dit.
Pour reprendre les termes de Karim Hammou, parler actuellement du rap game en France revient à dire que ce genre a été, somme toute, institutionnalisé.
Les cultures dites marginales créent une rupture à prendre en compte par le marketing
Donnons ici davantage de faits liant cultures urbaines et marketing de la marge, cette fois du côté de grandes marques américaines :
- Timberland : la Boots a été détournée de son usage. Équipementier du terroir (chasse et pêche), cette marque aux contours initialement rustiques a vu beaucoup de ses créations, dont la Boots, intégrer la panoplie du hustler, le mec du ghetto (urban gear). On doit cela notamment au rappeur Notorious B.I.G.
- Ralph Lauren : cette marque destinait d’abord ses vêtements à la upper-class blanche. Son créateur n’avait pas prévu que milieu hip-hop new-yorkais dans les années 1990 s’approprie ses créations. Ainsi, en 1993, le clip du titre « Can it be all so simple » du Wu-Tang Clan met à l’honneur la Parka Anorak Snow Beach du créateur. Cela a fait tache d’huile, créant une scalabilité difficilement prédictible. La marque au joueur de polo est rapidement devenue iconique au sein des cultures urbaines.
Ces cultures marginales sont d’autant plus intéressantes pour une marque qu’elles sont ensuite absorbées par un public plus mainstream, en mal de frissons et souhaitant alors être au plus près d’une culture à la marge. Via l’adoption de ses codes vestimentaires et la consommation des produits issus de cette culture (musique, ciné), un nouveau public issu du centre s’encanaille, et obtient du même sa « part du ghetto » (l’expression vient d’un célèbre collectif du Val de Marne).
Ce n’est pas le centre qui crée l’innovation et la rupture – bien qu’il la relaie. Le marketing de la marge s’appuie sur des tendances et groupes sociaux underground ou extra-ordinaires, hors-normes. Ceux-ci accèdent au final à une forme légitimité de leur culture.
Les Humanités digitales pour identifier les phénomènes « à la marge »
Il importe de repérer les phénomènes marginaux (ou illégitimes, pour l’heure) sans attendre qu’un évènement social ou technologique soit face à nous pour simplement l’analyser a posteriori. C’est le constat actuel vis-à-vis des cryptomonnaies.
Les Humanités digitales (économie, sociologie, ethnologie…) sont alors un support précieux pour donner des clés supplémentaires au marketing. C’est justement une des raisons d’être de Wise Combo ! Cela prend chair à travers l’écoute des conversations sur les réseaux sociaux, la détection des invariants dans l’émergence d’une tendance ou l’analyse des pratiques économiques ou sociales récentes et passées.
Cette compréhension du Zeitgeist (pourrait traduire par « l’air du temps ») permettra à une marque de renforcer son storytelling et son branding, par la démonstration de son adaptabilité et son sens de l’écoute.
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FOCUS
« Bienvenue en Extremistan » : les évènements dits Cygnes Noirs
Impossible ici de parler des phénomènes marginaux (extrêmes) ou imperceptibles, sans parler de Nassim Nicholas Taleb et son ouvrage Le Cygne Noir (2007) un ouvrage fondamental en matière d’analyse des phénomènes (ou évènements) marginaux majeurs (imperceptibles au départ) et leur mode de survenance. Un cygne noir, dans la vie réelle se distingue par sa rareté parmi les autres cygnes (blancs). Car ces phénomènes – que Taleb classe dans une zone imaginaire qu’il nomme l’Extremistan – sont hors du commun mais susceptibles d’impacter le plus grand nombre. C’est une sorte de laboratoire caractérisé par le caractère scalable (échelonnable) des pratiques en son sein : un évènement singulier, inattendu et imprévisible pourra avoir une portée particulièrement importante, avec déflagration…
Un exemple de Cygne Noir, d’après Taleb ? Il mentionne J.K. Rowling, l’auteure de Harry Potter : un phénomène totalement imprévisible, qui a fait passer une Anglaise flirtant alors avec les minimas sociaux à l’une des grandes fortunes de Grande-Bretagne. Personne ne l’attendait ni même n’était dans l’attente d’un tel phénomène.
Une des propriétés d’un Cygne Noir, dans son essence même réside enfin dans le fait que l’évènement est scalable : un livre a suffi à toucher des millions d’individus !
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