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Influences du digital sur l’industrie du hiphop : la transformation de son business-model

17 août 2021

Business models

Le digital a généré une modification des modèles économiques qui avaient cours jusque-là dans l’industrie musicale, et le hiphop (rap, deejaying…) ne fait pas exception. Celui-ci est passé d’une gestion centralisée de sa production – via notamment les grandes maisons de disques (majors), à une structure désormais en phase avec la dimension décentralisée et omnicanale qu’induit le digital, de la création jusqu’à sa diffusion. Plus que d’autres industries culturelles, le hiphop ne dort jamais, cherchant perpétuellement une reconnaissance et de nouvelles conquêtes.

Précision méthodologique : le hiphop englobe différentes disciplines… Nous nous tiendrons à analyser son versant musical (très saillant !), à savoir le rap.

Quelques traits fondamentaux de l’artiste hiphop

L’artiste hiphop qu’est le rappeur présente d’abord la caractéristique d’avoir créé son modèle en capitalisant sur la marge et les phénomènes interlopes auxquels il a pu avoir accès (violences et trafics sont considérés, à tort ou à raison comme partie de son ADN). L’économiste Jean-Philippe DENIS rappelle dans son « Introduction au Hiphop Management » que la frustration et la confiance en sa bande (son crew) constituent une grande part du carburant utilisé pour réussir dans le milieu.

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Car le business doit être une étape pour changer de cap
Prends-en conscience avant que le malheur ne te frappe

(Suprême NTM – Qui paiera les dégâts ? – 1993)

Autre point important, la conquête d’un monde en appelle une autre : après ses premiers succès Booba va créer son propre label (Tallac Records), Jay-Z sa marque de vêtements Rocawear. Ils imposent leur business-model sur un mode de revanche, et inversent alors les rapports de domination lorsqu’ils négocient avec un certain establishment.

Dans le cas spécifique de Jay-Z, relevons que bien avant son arrivée dans le rap game, il était déjà aux manettes d’un renegade business-model dans les rues de Brooklyn. Si les nightclubs de Manhattan l’accueillaient déjà en grandes pompes, c’était pour d’autres motifs que sa musique… En 1996 sur le titre « Regrets » (dans son classique Reasonable Doubt) il relate cette période de deals et les dilemmes moraux auxquels il a fait face en tant que gangster.

Une recomposition du business-model de l’industrie du rap

Il est vrai que parler d’industrie hiphop – Karim Hammou le précise très bien dans son « Histoire du Rap en France », rappelons-le à nouveau – c’est désormais légitimer ce genre parmi d’autres créations artistiques.
Concernant le modèle économique de la musique rap en tant que telle, nous connaissions auparavant une mécanique top-down bien maîtrisée :

  • La musique est un produit dont la création est coûteuse
  • Le réseau de distribution est limité
  • La promotion est elle aussi limitée (radio, une poignée de magazines, affichage)

Les barrières à l’entrée sont donc fortes, mais ceux qui les ont franchies (les insiders) ont alors le temps de peaufiner leur image, leur marque personnelle avec l’appui de la maison de disques.

Contrairement aux artistes ayant fait leurs classes avant le numérique, les rappeurs actuels n’ont plus ce luxe de soigner leur image au fil du temps et des albums. Les rappeurs de PNL, par exemple, sont arrivés dans le game avec déjà un univers propre à eux et des bases solides en termes de personal-branding. Les majors, actuellement n’ont pas la volonté financière ni le temps d’élaborer l’identité d’un rappeur. Cela doit être ready-to-use. Prêt à l’emploi.
De même, un artiste comme Jul (le plus gros vendeur d’albums de rap en France) a produit entre 2013 et 2021 quinze albums studios et dix mixtapes. À titre de comparaison, NTM enregistrait entre 1991 et 2000 seulement quatre albums studios… et un Live.

La capacité d’exécution de Jul est sans nul doute indissociable de la réduction drastique des coûts d’enregistrement – diminution liée au numérique.

À un business-model traditionnel répond donc un autre, bien plus omnicanal qui rend la musique consommable à 360°, via différents supports de diffusion. La musique n’est rien d’autre qu’un service : le freemium (via le streaming) a entretemps fait son apparition, et consacre donc cet état de fait. C’est même au-delà d’un service : osons dire ici que la musique est devenue une commodité, une forme d’expérience proposée par les artistes, mais au final une source de monétisation parmi d’autres.

Le versant marketing de ce nouveau business s’est donc transformé lui aussi, tant du point des canaux de distribution que de la promotion (street marketing, campagnes de vues sur les réseaux sociaux par exemple). Gardons-nous cependant de parler d’un modèle effectivement décentralisé. Les radios nationales continuent de mener la danse (être en rotation sur Skyrock est gage de réussite), de même que les plateformes de streaming (Spotifiy, Deezer…) ne mettent pas en avant n’importe quels artistes.

Consommation musicale : quels effets peut avoir le digital sur la structuration du marché rap ?

Le CD est mort, vive le streaming (et encore un peu le CD)

Distinguons bien la notion de marché de celle de modèle économique. Le marché, c’est cet ensemble de consommateurs qui vont se trouver en affinité avec le hiphop et en consommer.

Le streaming – fer de lance musical du numérique – rend presque caduque le format physique d’une création artistique. Le CD, pour ne pas le nommer, est un mode de diffusion à la contenance limitée (74 minutes !). Format commercial de référence pendant bien des années, s’il convient encore pour des projets spécifiques, les artistes peuvent désormais s’en affranchir, avec la possibilité de distiller ça et là en streaming de nouveaux titres. Répétons-le, une chanson n’est plus un produit mais un service dont le consommateur dispose sur différents supports et plateformes.

Faisons allusion ici à The Life of Pablo, 7e album de Kanye West sorti initialement en 2016 sur la plateforme Tindal. Cette création a fait l’objet de centaines de modifications depuis. Une œuvre novatrice en somme, car en perpétuelle construction, du jamais vu dans l’univers musical !

    Le hiphop comme produit de consommation : une atomisation de son audience

    industrie miscal rap et business models

    Et à ce titre, Thomas Paris, chercheur en sciences de gestion parlait en 2021 parle d’une approche Bottom of the Pyramid (BoP) : l’entreprise Believe accorde en effet au consommateur l’accès à de nouveaux pans de marché, jusque-là peu visibles ou dits « de niche ». Cela revient à dire que les carrefours d’audience et structures de consommation évoluent : les audiences ne sont plus uniformes, mais peuvent être extrêmement ciblées. Le phénomène classique de longue traîne (quelques artistes-mastodontes captent l’essentiel de la valeur, une myriade d’autres acteurs se contentant du reste) serait en train de faire place à une multiplicité d’univers d’audiences très spécifiques. Cette forme de « balkanisation » de l’audience laisserait donc plus volontiers de l’espace pour de nouveaux artistes, outsiders jusque-là.

      Finalement, la frontière entre artistes adoubés par l’industrie et nouveaux arrivants se fait moins hermétique, car ces derniers répondent à une demande. Believe va alors accompagner des artistes et labels de façon personnalisée (one-to-one) en temps qu’une approche davantage one-to-many en proposant des solutions promotionnelles à des artistes qui démarrent. Sans doute histoire d’injecter de la scalabilité dans cette offre, mais ceci n’aurait pas pu se faire sans le concours du numérique !

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        FOCUS

        « The Grid » (Public Enemy) ou les effets délétères du digital

        Juste pour prévenir : on est très loin ici du concert virtuel de Travis Scott en avril 2020 sur le métaverse Fortnite… Sorti en septembre 2020 (album What you gonna do when the grid goes down ?), le titre “The Grid” se veut quant à lui une charge – réussie – sur une forme de dépendance et de repli sur soi générés par Internet. Public Enemy s’en donne à cœur joie, conviant à sa fête Cypress Hill et George Clinton, dans cette diatribe des Anciens contre des Modernes aux modes de communication qui ne le sont en fait pas tant que ça. Pour les activistes (!)Public Enemy, a grid (une « grille » – difficile à traduire) est cette chape de plomb qui pèse sur nos relations sociales, à grands coups d’apps mobiles ou de plateformes sociales, et dont il convient de se débarrasser.

        Ils refusent notamment l’asservissement technologique (« No algorithms, huh, to manage us »), militent pour un retour de la réflexion (« Folks might have to pick up a book, pick up a pen, hеy, back to basics again »). Et anticipent aussitôt les dégâts sanitaires (« Digital mental health clinics worse than a pandemic »).

        La révolution ne sera pas télévisée, rappelle le poète Gil Scott-Heron en 1970. C’est également le propos dans « The Grid ». C’est l’occasion de (re)dire qu’un accès illimité à l’information n’a de positif que si c’est fait avec raison, et non pas au détriment de notre culture. Facile à clamer… mais il n’y a pas de mal à ça !

         

        À propos de votre rédacteur 

        Jean-Baptiste POINAS

        Jean-Baptiste POINAS

        Rédaction Web x Cultures digitales

        Une vision et des outils marketing orientés-contenu pour des résultats tangibles sur votre activité. Parmi mes sujets de rédaction : les business-models et pratiques du Web, l'innovation... et les cultures urbaines.

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